La guerre des civils, subir le conflit

Proclamation de la république allemande le 10 novembre 1918.

La situation de Strasbourg, soumise aux mêmes pénuries que les autres villes allemandes, est encore aggravée par la place particulière de la l'Alsace dans la guerre. Zone de combat dès 1914, la région est placée dès la déclaration de guerre sous l'autorité des militaires allemands qui y instaurent la loi martiale. Presse muselée, censure implacable et arrestations arbitraires deviennent le quotidien des Strasbourgeois. Cette chape de plomb qui s'abbat sur la ville vient encore durcir une vie faite de privations et de deuils.

Epuisé par quatre années de guerre d'usure, l'empire finit par s'écrouler en novembre 1918. Au tumulte des journées de novembre succède l'allegresse du retour de la France le 22 novembre 1918 qui marque la fin de ces années terribles pour les Strasbourgeois.

Autosperr-Kommando : barrage routier à Auenheim (Kehl), 26 avril 1915

Vivre sous la loi martiale

Depuis 1870, le gouvernement, sous la conduite du Statthalter, n’a de cesse de germaniser toujours plus les populations alsaciennes-lorraines et de lutter la composante francophile dans la région. Ce faisant, les autorités tentent de se montrer suffisamment libérales pour éviter un rejet de leur politique. Les journaux gouvernementaux, avant guerre, avaient constamment vanté les progrès de cette politique de germanisation.

Mais l’affaire de Saverne de 1913, jette un froid entre la population et le gouvernement et montre les limites de cette politique d’intégration. Elle conduit à un regain de méfiance des autorités vis-à-vis des Alsaciens-Lorrains, notamment en cas de guerre contre la France.

Dès la déclaration de guerre en août 1914, une chape de plomb tombe sur l’Alsace-Moselle où les militaires exercent les pleins pouvoirs. La région est en effet dans la zone des opérations allemandes sur le front ouest et le théâtre des premières batailles entre la France et l’Allemagne. Lors de la bataille de Diespach/Saint-Blaise dans la vallée de la Bruche, le 14 août 1914, de nombreux soldats alsaciens désertent les rangs allemands pour se rendre aux Français. Ces désertions renforcent encore la défiance des militaires vis-à-vis des civils.

La censure de la presse est doublée par la censure de la correspondance et les écoutes téléphoniques. Les opposants politiques sont surveillés et, pour certains, emprisonnés. La langue française, jusqu’alors tolérée, est désormais interdite dans les lieux publics. Les ressortissants des pays ennemis sont mis en résidence surveillée. Des campagnes mettent en garde contre l’espionnage et contre les fausses rumeurs. La justice punit d’un an de prison tout manquement à une action reconnue comme utile à la guerre.

Quatre années de dictature militaire finissent par aliéner les populations à l’Empire et réduisent à néant 40 ans d’une politique qui visait à faire des Alsaciens-Lorrains des Allemands à part entière.

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Les deuils

Si les familles sont éprouvées par quatre années marquées par les interdictions et les privations, elles vivent avant tout dans la peur constante de la perte de ce fils, de ce mari ou de ce frère qui est parti au front. Chaque lettre reçue, malgré leur banalité due à la censure militaire, est vécue comme un signe d’espoir de voir son proche rentrer sain et sauf.

Mais les listes des blessés et des tués ne cessent de s’allonger. L’administration militaire adresse aux familles des cartes postales pré-imprimées pour les informer de l’hospitalisation du soldat. Dans le pire des cas arrive le télégramme tant redouté annonçant sa mort.

L’administration municipale est mise à contribution lorsque l’armée n’arrive pas à trouver la famille du défunt. Elle est aussi informée lorsqu’un de ses agents est tombé au front ; chaque séance du conseil municipal est précédée d’une minute de silence après la lecture des noms des fonctionnaires morts au champ d’honneur.

Les familles doivent faire leur deuil malgré l’absence d’enterrement. Elles publient des annonces et font imprimer des images mortuaires qui sont distribuées aux membres et aux amis de la famille. Les ayants-droit doivent aussi assumer les questions de succession avec l’administration fiscale. Tous les milieux sont touchés et certaines générations sont rayées, comme les trois fils de Rodolphe Reuss, vénérable historien strasbourgeois.

Une image fait florès : elle montre l’empereur se recueillant devant la tombe d’un soldat et disant : Ich habe es nicht gewollt - « je ne l’ai pas voulu ». Phrase apocryphe, mais révélatrice de l’esprit général face au nombre inouï des morts.

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Les privations matérielles

Les empires centraux dont fait partie l’Allemagne sont, dès le déclenchement de la guerre, soumis à un blocus par les alliés. Ce blocus la coupe non seulement de ses colonies mais aussi de ses sources d’approvisionnement en matières premières. Tout approvisionnement extérieur à ses frontières est dès lors impossible, alors que les besoins de l’armée drainent l’essentiel des moyens en matériel et en nourriture disponibles en Allemagne.

Dès 1914 la population contribue à l’effort de guerre à travers des réquisitions. A partir de 1917, avec l’épuisement progressif des ressources allemandes, elles pèsent de plus en plus lourd sur les habitants du Reich.

L’armée consomme entre autre chaque mois des tonnes de métaux, cuivre, laiton et aluminium, au point que les stocks commencent à faire défaut. On organise alors de vastes campagnes de collecte d’objets domestiques faits avec ces matériaux pour les fondre et les convertir en armes et en munitions. La saisie des cloches marque fortement les esprits.

Certaines denrées alimentaires commencent également à faire défaut, destinées en priorité au front, comme la viande, ou sont devenues rares en raison de la baisse de la production agricole consécutive à la guerre. Les autorités diffusent des prospectus et des conseils pour modifier les habitudes alimentaires de la population, voire l’inciter à consommer des Ersatz, produits de remplacement du café, du thé, du savon… Ainsi, le fromage est conseillé à la place de la viande et on rappelle les vertus de la soupe à l’ortie.

Les citadins sont encouragés à cultiver de petits potagers sur les terrains à construire pour produire eux-mêmes une partie de leur alimentation. La municipalité lutte contre le marché noir, fixe les prix et organise le rationnement, ce qui constitue une démarche exceptionnelle dans les villes de l’Empire.

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Proclamation de la république devant l’Aubette par un membre des Conseils de soldats et d’ouvriers

La révolution de novembre 1918

Après l’offensive de l’été 1918, l’Allemagne a épuisé ses dernières forces et la défaite semble dès lors inéluctable. L’implosion de l’Empire allemand se précise à partir de la fin du mois d’octobre 1918. Des troubles éclatent, la mutinerie de la marine, le 3 novembre à Kiel, puis celle de l’armée conduisent à la Révolution de novembre qui se propage rapidement de ville en ville.

Désavoué à Spa par l’état major qu’il tente de mobiliser contre la révolution, Guillaume II est contraint d’abdiquer le 9 novembre. Le même jour, le chancelier Max von Baden démissionne et confie le pouvoir au social-démocrate Friedrich Ebert. La république est proclamée à Berlin. Dès le lendemain, elle est également proclamée à Strasbourg par le social-démocrate Jacques Peirotes qui prend la tête de la municipalité.

Aux prises avec une révolution qui a provoqué la chute de la monarchie, l’Allemagne signe un armistice avec les alliés le 11 novembre à Rethondes. Le même jour, des Strasbourgeois se réunissent devant la statue de Kléber, symbole de l’Alsace française, pavoisée aux couleurs de la France.

Mais ce déroulement est mis en péril par l’émergence soudaine des conseils qui proclament de leur côté des républiques sur le modèle des soviets russes. Le 9 novembre à Berlin, Karl Liebknecht avait de son côté proclamé la République socialiste libre d’Allemagne.

Dans plusieurs villes, dont Strasbourg (où le drapeau rouge est hissé le 13 novembre sur la cathédrale), des conseils de soldats et d’ouvriers se réunissent, mais sans réussir à susciter un mouvement révolutionnaire de fond. Le conseil strasbourgeois se disperse rapidement : il aura siégé du 10 au 20 novembre, en s’opposant à la commission municipale dirigée par Jacques Peirotes et Léon Ungemach ainsi qu’au Landtag dominé par les notables. L’ancien maire Rudolf Schwander, nommé en octobre Statthalter, quitte sa ville pour la Hesse.

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Statues des trois empereurs d’Allemagne sur la façade de l’hôtel des postes

Le retour à la France

Après la signature de l’armistice du 11 novembre, les armées allemandes évacuent en bon ordre le territoire français. L’armée française pénètre en Alsace dès le 17 novembre par le sud et entre à Mulhouse.

Confronté aux conseils d’ouvriers et de soldat, le maire Jacques Peirotes négocie le départ des troupes allemandes et envoie des émissaires au devant des troupes françaises qui sont entrées à Metz le 19 novembre. Le lendemain, il peut annoncer à la population l’entrée des troupes françaises prévue le 22 novembre. La commission municipale met en place un comité pour organiser l’accueil des Français et veiller à l’ordre. Les premiers soldats français arrivent à Strasbourg dès le 21 novembre.

Le 22 novembre à 9 heures, le général Gouraud, à la tête de la 4e armée française, entre dans Strasbourg par la porte de Schirmeck et se rend sur la place de la République (ancienne place impériale) pour une revue des troupes. Toute la ville a été pavoisée aux couleurs de la France. Une foule euphorique se presse sur les remparts et sur le parcours des troupes. Des jeunes filles en tenue traditionnelle se mêlent aux soldats pour défiler avec eux. Certains Strasbourgeois arborent même les uniformes français portés par leurs grands pères en 1870 ! Les cocardes tricolores fleurissent à la boutonnière des vestes et sur les coiffes alsaciennes.

Dès l’annonce de l’entrée des troupes françaises, les symboles de l’Empire sont éliminés : les statues des trois empereurs Hohenzollern de la poste centrale sont décapitées, la statue de Guillaume Ier sur la place de la République est déboulée par la foule. Les « Vieux Allemands » prennent le chemin de l’exil ou sont expulsés.

La commission municipale est remplacée le 29 novembre par un conseil municipal alors qu’un commissaire général prend la place du Statthalter. Strasbourg et l’Alsace-Moselle sont ainsi réunies à la République française.

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