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Portrait et « tempérament » à la fin du XVIIIe siècle

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Le jeu de la silhouette

Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, le dessin acquiert une nouvelle noblesse et la représentation de profil se répand sur les miniatures, médaillons et reliefs, avant de culminer dans l’aplat noir du portrait en silhouette.

En 1776, Oberlin « fait tenir contre la cloison » sa fille morte à trois ans et demi, afin « d’en prendre une silhouette » et de garder ainsi, à défaut d’un portrait dessiné, une copie de son visage. Par cloison, Oberlin désigne le dispositif installé dans son presbytère à Waldersbach et qui, inspiré de la machine attribuée à Etienne de Silhouette (1709-1767), contrôleur général des finances, permettait de projeter grâce à la lumière d’une chandelle, l’ombre d’une personne sur un mur. Il consiste en un fauteuil en bois, placé entre un cadre sur lequel est fixée une feuille de papier, parfois huilée pour accentuer sa transparence, et un guéridon supportant un bougeoir ; l’ombre portée par cette source lumineuse sur la feuille était reprise au revers puis réduite à la taille souhaitée, à l’aide d’un pantographe. Si la prise de silhouette est largement répandue dans les milieux bourgeois au XVIIIe siècle, il est assez étonnant de trouver pareille installation dans un petit presbytère de campagne.

Parente pauvre de la miniature, que sa préciosité réserve aux classes aisées, elle annonce la prise de vue photographique, dans la mesure où s’imprime sur un support de papier l’exacte image d’un visage capturé par l’opérateur, mais aussi parce qu’elle invente un procédé mécanique de reproduction de la figure humaine, multipliable à l’infini à partir d’un original. Largement accessible, simple, rapide et économique, cette vogue de la silhouette permet la popularisation massive du portrait avant que les ateliers des photographes ne remplacent les officines des silhouettistes. Si elle a ses artistes, virtuoses de la découpe à main levée, la silhouette, accréditée par le bon goût, devient dès l’invention de sa machine, un divertissement de salon, un jeu à la mode que l’on pratique en famille ou entre amis, ou auquel on souscrit en se laissant tenter par les publicités des officines spécialisées où se perfectionne le procédé.

Mais, dans l’engouement d’Oberlin pour la prise de silhouette, on est bien loin du simple jeu mondain et des albums d’amateurs. Le pasteur a également un intérêt scientifique pour la silhouette. Citadin cultivé, il a, durant toute son existence à Waldersbach, conservé malgré un incontestable engagement quotidien auprès de ses paroissiens, le comportement et les activités d’un intellectuel bourgeois, entretenant et développant ses relations avec les esprits les plus progressistes de son époque. Les innombrables silhouettes réalisées sont contemporaines et postérieures à l’installation du dispositif qui semble procéder d’une de ces démarches passionnées et poursuivies qui firent du pasteur l’un des plus acharnés collectionneur de son temps. Les modèles en sont les hôtes de passage ; leurs portraits sont annotés de leur nom et de leur lieu d’origine.

Cette source nous renseigne sur les visiteurs d’Oberlin au Ban de la Roche, son réseau de relations à travers l’Europe, et l’étendue de ses contacts. Pensionnaires et paroissiens passent également et très systématiquement devant « la cloison » ; tout nouveau membre élargissant le cercle familial, par naissance ou par mariage, prend sa place dans cette galerie miniature des portraits de famille. C’est donc au Ban de la Roche qu’Oberlin recueillit l’ensemble du matériau alimentant sa collection de silhouettes. Dès 1776 et jusqu’à la fin de sa vie, elles se comptent par centaines, réparties aujourd’hui dans trois « fonds Oberlin » (Archives de Strasbourg, Musée alsacien à Strasbourg et Musée Oberlin à Waldersbach).

Portrait et physiognomonie

La démarche du pasteur procède parallèlement d’une aptitude étonnante à considérer tout élément de la Création comme porteur de sens et source de connaissance. 

Ce dernier a un fort enthousiasme pour la physiognomonie qui est définie par l’Encyclopédie comme cet art (c’est-à-dire le « savoir ») qui prétend « enseigner et connaître l’humeur, le tempérament et le caractère des hommes par les traits de leur visage ».

Oberlin s’intéresse notamment aux recherches de Johann-Kaspar Lavater (1741-1801) et s’inspire de ses essais (Fragments physiognomoniques destinés à l'amélioration de la connaissance et de l'amour des hommes, 1775-1778).

Attiré par les thèses de Lavater, il accumule et tient en réserve des silhouettes sans oser encore, faute d’en connaître les règles, en tirer des analyses physiognomoniques.

Il classe les silhouettes par catégories sociales et professionnelles ou encore par découpage topographique. Les Archives de Strasbourg détiennent le cahier des « paroissiens », les chemises « gens de métier », « servantes », « peuples étrangers », « Ban de la Rochois – Haut Waldersbach », « Ban de la Rochois - Bas Waldersbach », « Ban de la Rochois - Rothau », « Ban de la Rochois - Bellefosse, Solbach ». Oberlin annote certaines silhouettes de commentaires. Sur une planche extraite de la chemise intitulée « servantes », la silhouette en haut à droite est annotée « Lisbeth, la méchante souabe » ; sur celle du bas, on apprend que « cette fille de lavandière a épousé un « juif très convenable, docteur en médecine… ».

Ce n’est qu’après la lecture des Fragments de Lavater qu’Oberlin tente, en puisant partiellement dans ce fonds déjà constitué, des classements morphologiques et comparatifs.

Son champ d’expérimentation est le Ban-de-la-Roche et ses paysans, et son devoir le perfectionnement spirituel du troupeau qui lui a été confié. La lecture à travers les traits du visage des dispositions cachées devient ainsi un instrument pédagogique qui doit permettre au pasteur de mieux juger de chacun de ses paroissiens et, à partir de cette connaissance, à l’inciter à lutter contre ses vices et à exalter ses vertus. La physiognomonie contribue à la connaissance de soi et par là au but unique de notre existence terrestre, avancer dans la sanctification.  

Aujourd’hui, les théories du pasteur Oberlin peuvent sembler obsolètes, voire erronées, mais elles correspondent à l'esprit des Lumières, qui tend à tout considérer avec un raisonnement et un regard critique. Ses nombreux écrits, notes ou mémoires, permettent de nous faire une idée de ces conceptions « scientifiques » pour percer les mystères du tempérament.

Sources :

Archives de Strasbourg, 77 Z 92.

Orientation bibliographique

GEYER, Marie-Jeanne, « La pédagogie du portrait » dans Jean-Frédéric Oberlin. Le divin ordre du monde, 1740-1826, Les Musées de la Ville de Strasbourg, Editions du Rhin, Mulhouse, 1991.